L’impact du plaidoyer sur nos modes de consommation : l’exemple des « minerais de sang »
Le 1er janvier 2021 est entré en vigueur le nouveau règlement européen relatif aux minerais provenant de zones de conflit. Il vise à endiguer le commerce de quatre minerais : l’étain, le tantale, le tungstène et l’or, dont l’exploitation finance souvent des conflits armés ou passe par le travail forcé, à l’autre bout de la planète. De nombreux travaux de plaidoyer ont mené à cette législation, qui encadre aujourd’hui la responsabilité des entreprises dans leur approvisionnement en minerais. Alors que le plaidoyer des associations a juridicisé la notion de devoir de vigilance, qu’en est-il de son influence sur les modes de consommation ?
Un devoir de viligance pour les entreprises européennes
Présents dans les téléphones, ordinateurs et objets connectés, les quatre minerais visés par le nouveau règlement européen relatif aux minerais provenant de zones de conflit sont sujets de sensibilisation depuis plus de dix ans. Les associations dénoncent notamment le financement de groupes armés, le travail forcé, qui plus est d’enfants et le viol comme arme de guerre, qu’alimente le commerce de ces minerais appelés « minerais du sang » ou « minerais du conflit ». Que l’on retrouve principalement dans certaines régions politiquement instables ou en guerre civile comme la région des Grands Lacs d’Afrique (Est de la République démocratique du Congo – RDC, Burundi et Rwanda).
Le nouveau règlement européen, entre en vigueur dix ans après l’adoption de la loi Dodd-Frank article 1502 aux États-Unis, qui avait à l’époque été précurseur dans ce combat avant de revenir en arrière. Ce long travail législatif a été amorcé en 2014 par la Commission européenne, le texte du règlement a ensuite été adopté par le Parlement européen. Il implique un devoir de diligence ou vigilance : l’obligation pour les entreprises européennes intervenant dans la chaîne d’approvisionnement de veiller à ce que leurs importations de ces minerais et métaux proviennent exclusivement de sources responsables et ne soient pas issues de zones de conflits. ¹
« Mon smartphone est-il lié au travail des enfants ? »
Depuis plus de dix ans, les associations de plaidoyer sensibilisent l’opinion publique sur les problématiques alarmantes des « minerais du conflit », en voici quelques exemples :
Amnesty International a notamment diffusé en 2016 une campagne intitulée « Mon smartphone est-il lié au travail des enfants ? » : on y trouve une vidéo et des témoignages d’enfants en RDC. Mathy, 9 ans, contrainte de travailler dans les mines, depuis que son père a perdu son emploi : « je mangeais seulement quand j’avais assez d’argent ». L’ONG pointe également du doigt le mode de consommation occidental prédominant :
« Surfaces lisses, lignes épurées, écrans impeccables. Quel contraste saisissant avec les poussières toxiques qu’inhalent les enfants, lorsqu’ils extraient le cobalt qui fait fonctionner les batteries indispensables à nos téléphones et autres appareils électroniques portables. Nous sommes tous d’accord pour dire que nos téléphones sont indispensables, mais nous ne pouvons pas pour autant tirer un trait sur les droits des hommes, des femmes et des enfants qui participent à leur fabrication. »
Le Docteur Denis Mukwege, gynécologue en RDC a reçu le prix Nobel de la paix en 2018. Malgré les risques encourus, il a tenu à dénoncer la barbarie dans un pays déchiré par les conflits où le viol est utilisé comme arme de guerre :
« la guerre porte sur le contrôle des ressources naturelles, spécialement un minerai, le coltan. Il permet d’extraire un métal, le tantale, utilisé dans nos téléphones mobiles, nos laptops et dans tous nos gadgets électroniques. La guerre, au lieu de se faire sur le champ de bataille, passe sur le corps des femmes. » ²
L’entreprise Fairphone aux Pays-bas, qui fabrique et commercialise son téléphone du même nom, est née d’une campagne de sensibilisation sur les minerais de conflit en 2010, notamment autour du film « Blood in the mobile » de Frank Piasecki Poulsen. La marque, oeuvre aujourd’hui à la construction d’un mouvement en faveur d’un monde de l’électronique plus équitable. Notamment, par la sensibilisation du secteur et des consommateurs à l’approvisionnement en matériaux responsables. L’entreprise a pour ce faire, développé une matrice sur la portée des matériaux en association avec The Dragonfly Initiative. Elle publie également de nombreux articles sur ces sujets.
Vers un changement des normes sociétales ?
Il y a aujourd’hui trop peu de recul pour observer les effets du nouveau règlement européen. Alors que la loi encadre l’approvisionnement responsable des minerais, qu’en est-il de l’influence du plaidoyer sur les modes de consommation ? Est-ce un devoir pour le consommateur de s’interroger sur sa consommation ?
La réalité sur le terrain est encore très alarmante : dans des régions particulièrement instables, le commerce illicite des minerais s’amplifie et ses effets sont tout aussi graves pour les populations, asservies aux trafiquants pour survivre. La question des moyens de subsistance est souvent évoquée, Emmanuel Freudenthal écrit dans une enquête publiée sur The New Humanitarian :
« Le travail des enfants est inacceptable, mais certains enfants travaillent dans ces mines pour payer leurs frais de scolarité. Sans autre moyen de subsistance, ils n’auront pas forcément une meilleure vie si on leur interdit de descendre dans les mines, même si cela garantit aux utilisateurs de smartphones que le gadget coûteux dans leurs mains est sans lien avec la réalité révoltante de la RDC ».
Quand on regarde les situations géo-politiques des pays extracteurs de minerais, la question d’un approvisionnement responsable ne semble pas prioritaire à première vue tant les ramifications sont complexes. Le consommateur européen est donc sensibilisé aux problématiques mais paraît individuellement impuissant quant aux solutions locales que pourraient apporter son acte de consommation responsable. Beaucoup de pédagogie reste encore à faire.
En Europe, la question de la responsabilité du consommateur est encore trop peu posée face à l’ambivalence entre responsabilité et consommation. Les marques y jouent notamment un rôle : Apple, qui vient de commercialiser son iPhone 12 avec le slogan « blast past fast » (littéralement vers la vitesse et au-delà) contribue nettement à diffuser l’obsolescence programmée comme norme, bien que respectant officiellement ses engagements pour un approvisionnement responsable en minerais. Or la demande croissante en bijoux de pierres précieuses, en objets connectés, l’évolution industrielle et technologique (éolien, solaire, motorisation électrique ou hybride) crée un marché mondial en forte expansion auquel les régions instables et riches en ressources répondent quelqu’en soit le prix pour leurs populations. La réalité du marché occidental, la guerre des prix et des délais sont encore loin d’une vision responsable de la consommation.
La marque Fairphone, se positionne quant à elle comme une entreprise sociale, qui veut imposer l’électronique éthique comme nouvelle norme :
« Ensemble, nous créons la demande pour plus de produits éthiques ».
La marque ne crée pas seulement un téléphone, mais une communauté autour de l’électronique éthique et toutes les problématiques qui se posent à ce sujet d’un point de vue social et environnemental. Elle travaille également à associer le Fairphone à un certain style de vie :
« Bien que le Fairphone soit une expression physique de la possibilité de changement, il se trouve également être un excellent dispositif de narration qui nous connecte avec des acteurs inspirants partout dans le monde ».
Alors que ces dernières années et plus récemment avec la crise sanitaire, la notion de « consommateur citoyen » ou « consom’acteur » émerge dans certains milieux, il y a nécessité de convaincre l’opinion publique que les modes de consommation responsables peuvent impulser des changements durables pour tous.
L’étude « La Vie Happy, changer les comportements pour changer le monde » réalisée par Mes courses pour la planète ³ avec l’ADEME, IKEA France et l’Ilec-Prodimarques, montre qu’il faut construire des discours positifs autour du changement de paradigme pour susciter des comportements de consommation responsable. Dans ce domaine, le catastrophisme n’impulse pas un changement de comportement sur le long terme, contrairement à des narratifs plus positifs. Le consommateur est également prêt à agir, mais se sent seul. Il cherche à s’insérer dans un mouvement où tout le monde agit positivement (société civile, marques, politiques publiques, médias).
Les campagnes de plaidoyer entraînent indéniablement un changement positif vers des modes de consommations plus responsables, grâce aux législations qui en ressortent mais également au travail de sensibilisation de l’opinion publique et au travail des marques engagées. La question de la sensibilisation se pose pour les médias qui doivent se faire le relai des initiatives positives, et pour le gouvernement dans la construction d’une vision positive du futur. L’adoption d’une consommation responsable au niveau individuel, est également un levier important pour sensibiliser autour de soi et changer peu à peu les normes sociétales.
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Références :
¹ Le site de la Commission européenne donne cette information
² L’interview du Docteur Denis Mukwege sur le site paris.fr donne cette information
³ Entreprise dirigée par Elisabeth Laville, guide pratique en ligne pour une consommation responsable