Loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre : un cas de plaidoyer de plus de 10 ans

Nous vous présentons aujourd’hui un cas emblématique de plaidoyer : celui qui a mené au vote de la loi « devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre » en 2017, après plus de 10 années de plaidoyer de la part des associations. Ce cas, particulièrement marqué par l’effondrement de l’usine Rana Plaza au Bangladesh en 2013, illustre toute l’interdépendance entre événements médiatisés et la législation concrète qui en ressort.

Une loi contre l’impunité

L’effondrement de l’usine Rana Plaza au Bangladesh en 2013 a engendré une réaction mondiale. Les associations, les ONG ainsi que l’opinion publique ont réclamé que les entreprises multinationales assument leurs responsabilités dans le cadre d’une économie mondiale. Cinq années plus tard, la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre a été adoptée.

Elle s’applique aux entreprises et groupes qui emploient deux années consécutives plus de 5 000 salariés en France ou plus de 10 000 en France et à l’étranger. Ils doivent établir, publier, respecter et évaluer un Plan de vigilance qui vise à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement. Et ce plan doit comprendre toute leur sphère d’influence, les filiales comme les sous-traitants « en relation commerciale établie », ce qui représente des dizaines voire des centaines de milliers d’entreprises pour un seul groupe français. ¹

La loi liste les cinq volets du Plan de vigilance ² :

  • Une cartographie des risques
  • Des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs
  • Des actions adaptées d’atténuation des risques et de prévention des atteintes graves
  • Un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements
  • Un dispositif de suivi des mesures et d’évaluation de leur efficacité

Le passage de cette loi a des conséquences lourdes pour les entreprises. Cela peut conduire à des recours judiciaires et à des sanctions ³ :

  • La mise en demeure de respecter leurs obligations : par toute personne justifiant d’un intérêt à agir (associations de défense des droits humains ou de l’environnement ou les syndicats)
  • Des pénalités financières
  • La responsabilité civile de l’entreprise peut être engagée en cas de manquement à ses obligations
  • Le versement de dommages et intérêts aux victimes : mais seulement dans le cas d’absence de plan, d’un plan insuffisant ou de défaillances dans sa mise en œuvre

Un processus législatif qui prend sa source dans l’opinion publique

Nous voulons mettre en valeur toute l’importance du cheminement législatif : la loi « devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre » est un exemple concret qui illustre tout le lien entre catastrophe sociale humanitaire et la législation concrète qui en ressort. Cette législation a été adoptée en France, premier pays à se doter d’une telle législation, qui est notamment cité en exemple à l’international.

À partir d’une problématique sociétale et humanitaire, une loi a été adoptée.  

De nombreuses organisations comme ActionaidLes Amis de la TerreAmnesty International ou encore le Collectif Éthique sur l’Étiquette, le CCFD Terre SolidaireSherpa, parlaient déjà il y a plus de dix ans de l’exploitation des travailleurs dans l’industrie textile, bien avant le drame du Rana Plaza qui a été l’événement marqueur. Par le phénomène de mondialisation, les sociétés multinationales ont délocalisé en masse à l’étranger leur production et ont imposé des contraintes fortes de livraison sur les usines textiles. Ces organisations parlaient déjà du fait que chaque jour, certaines de ces multinationales et certaines de leurs filiales affectent la vie de centaines de millions d’êtres humains : exploitation des travailleurs, expulsions de populations, financement de milices, pollutions irréversibles etc. Cela, en toute impunité du fait de leur capacité d’influence inégalée sur les gouvernements et les décideurs politiques. Parce qu’avant la loi sur le devoir de vigilance, elles n’étaient pas tenues légalement responsables des violations des droits humains qu’elles commettaient partout dans le monde. ⁴

L’effondrement du Rana Plaza a révélé au grand jour les responsables de l’exploitation des travailleurs textile : les sous-traitants des grandes marques de prêt à porter que nous connaissons tous qui réalisaient des marges économiques en exploitant des travailleurs à moindre coût en Asie avec des conditions de travail indécentesSans que les multinationales ne soient tenues pour responsables. Ces situations de droits fondamentaux bafoués sont allées jusqu’au drame : plus de 1138 travailleurs ont trouvé la mort dans l’effondrement du Rana Plaza et près de 2000 ont été blessés. Alors qu’ils avaient été évacués d’urgence la veille en raison de fissures constatées dans les piliers du bâtiment, des milliers de travailleurs ont été contraints de regagner leur poste de travail ce jour-là.

La prise de conscience politique a émergé par l’opinion publique et par les organisations de défense des droits humains en France, à l’international et au niveau local au Bangladesh.

Ils se sont mobilisés pour que de tels accidents, causés par l’irresponsabilité des multinationales ne puissent plus arriver. Un mouvement citoyen international s’est notamment lancé en faveur de l’indemnisation des victimes et la sécurisation des usines de confection au Bangladesh. ⁵

Une première proposition de loi (n° 1519) a été déposée le 6 novembre 2013 par les députés Danielle Auroi, Philippe Noguès et Dominique Potier. Jugée trop ambitieuse par le Gouvernement, celle-ci a été renvoyée en Commission après débat le 29 janvier 2015. Elle proposait jusqu’à des sanctions pénales, une présomption de faute, une inversion de la charge de la preuve et des actions de groupe et conduisait à une responsabilité sans faute pour fait d’autrui.

Une deuxième proposition de loi (n°2578) a été déposée le 11 février 2015. Proche de la loi définitive, à l’exception de quelques points modifiés au cours des débats. Les relectures et modifications du texte de loi par l’Assemblée nationale et le Sénat ont duré jusqu’en novembre 2016. Son entrée en vigueur progressive était prévue sur 2 ans.

La loi a été promulguée en 2017 et les premiers Plans de vigilance ont été publiés en 2018 dans le Rapport de gestion pour l’exercice 2017. Les premiers comptes rendus ont été publiés en 2019 pour l’exercice 2018, soit « le premier exercice ouvert après la publication de la présente loi ». L’évaluation de la loi est encore précoce, il est difficile de prendre du recul sur l’application de la loi par les multinationales aujourd’hui. ⁶

L’esprit de la loi et tout le processus législatif qui est à sa source, relève d’une pensée assez unique : qu’il était possible de rendre responsable des entreprises pour des actions qui ne sont pas les leurs.

En ce sens, les actions de plaidoyer qui ont mené à la loi sur le devoir de vigilance représentent une victoire. Cette loi a également provoqué une prise de conscience en interne dans les entreprises sur les sujets de la Responsabilité Sociale des entreprises (RSE). Cela a notamment créé un nouveau marché, avec des start-ups et des algorithmes qui font évaluer les politiques RSE des entreprises par leurs salariés et les travailleurs sous-traitants : c’est le cas de la plateforme FairMakers.

Aujourd’hui et depuis quelques années, les entreprises textiles tendent à répondre à une demande d’éthique et de transparence de la part des consommateurs : la mode éthique (cf. l’article de Yes for Comm « Mode responsable : le défi de cohérence et de transparence des marques »). Pour certaines entreprises, leurs productions, stratégies commerciales et de communication vont au-delà d’un engagement RSE pour aller vers une véritable raison d’être fondée sur des principes éthiques au niveau social et environnemental.

Vous avez besoin d’aide pour votre stratégie de plaidoyer ? Nous pouvons vous accompagner, contactez-nous !


Références :

¹ ² ³ et ⁶ Le rapport « devoir de vigilance » publication janvier 2020 par vie-publique.fr donne ces informations

⁴ Le communiqué du Collectif Éthique sur l’Étiquette donne ces informations

⁵ Le communiqué du Collectif Éthique sur l’Étiquette donne ces informations