Le growth hacking peut-il être éthique ? Interview avec Frédéric Canevet
Bonjour Frédéric, peux-tu te présenter et nous parler de ton parcours ?
Cela fait plus de 25 ans que je travaille dans le marketing, et pour faire simple le marketing est vraiment ma passion, c’est mon hobby !
J’ai depuis une quinzaine d’années une double activité
- D’une part, product manager chez des éditeurs de logiciels B2B.
- Et en parallèle, indépendant, en particulier en tant que blogueur (depuis 2006 sur ConseilsMarketing.com) et auteur de livres sur le Marketing, dont “Le Growth Hacking” (3ième édition), “Réussir son projet ChatBot” ainsi que mon petit dernier “Adapter son business dans un monde en déconsommation”.
Mon activité d’indépendant me permet d’expérimenter des techniques modernes et innovantes, mon blog étant depuis des années mon “labo” !
Pour revenir au sujet qui nous intéresse le plus, le marketing durable et responsable, j’ai comme beaucoup de monde une conscience écologique depuis de nombreuses années.
Cependant, depuis 3 ans, j’en parle à titre professionnel afin de porter “la bonne parole” à mon audience, c’est-à-dire auprès des petites entreprises.
Voici par exemple la petite introduction de la formation vidéo associée à mon livre sur la déconsommation :
https://www.youtube.com/watch?v=BRANegH_XPE
https://www.youtube.com/watch?v=XwaFS03gjo8
Je me concentre sur l’aspect B2B, qui est selon moi encore trop réservé aux grandes entreprises ou limité à l’aspect “communication” ou trop édulcoré, sans réellement aborder les aspects concrets pour toutes les entreprises. Côté B2C, je laisse des experts bien plus compétents en parler, et il y a un énorme travail à faire.
Tu es vraiment un précurseur du marketing BtoB et du growth hacking, pourquoi t’intéresses-tu aux questions de durabilité depuis quelques années ?
En 2006, quand j’ai lancé mon blog, mon but était d’aider les entreprises françaises à acquérir les techniques et stratégies marketing modernes. Il y a 20 ans, le marketing (digital ou pas), était encore à ses débuts, et la France avait 2 ou 3 ans de retard sur les USA.
Avec de nombreux autres, nous avons popularisé les techniques de marketing modernes, et afin de faire en sorte que le marketing ne soit plus considéré comme de la communication, mais bien comme des techniques.
Lorsque que les techniques de Growth Hacking inventées par les startups américaines ont commencé à se diffuser, je m’y suis vraiment intéressé car cela a mis un mot sur quelque chose que je nommais auparavant “l’efficacité maximale”.
Avec mes livres et mon blog, j’ai contribué à diffuser cette vision d’une croissance agile, avec une rationalisation, de l’ingéniosité…
Cependant, j’ai pris une claque avec les discours de personnes comme Jean Marc Jancovici qui étaient vraiment rationnels et irréfutables. C’était vraiment un choc par rapport aux messages traditionnels de “transition écologique” que l’on entendait partout.
Ensuite, le discours d’Arthur Keller sur les défis socio-énergético-écologiques m’ont poussés à prendre une part plus active, en particulier avec mon livre “Adapter son business dans un monde en déconsommation”, car nous devons tous être acteurs de l’anticipation des changements à venir, au moins pour réduire au maximum l’impact pour les générations à venir.
Les entreprises doivent à la fois être conscientes des défis à venir, mais aussi s’y préparer au mieux afin de ne pas se retrouver au pied du mur, sans pouvoir rien faire. Plus cette prise de conscience sera lointaine, plus des capacités d’anticipation seront réduites.
D’où mon livre “Adapter son business dans un monde en déconsommation”, qui a pour objectif d’aider les entreprises à développer leur business (ou plutôt à éviter de mettre la clé sous la porte), et par conséquent de réduire l’empreinte écologique.
A l’inverse de certains experts comme Timothée Parrique, je ne veux pas une “révolution sociétale”, car les impacts seront énormes sur nos vies.
Je préfère imaginer une transition vers le monde de 2030 et après, avec le passage d’une économie de consommation vers une économie durable.
En revanche, mon expérience me prouve que ce message est complexe à diffuser, et que malheureusement, ce ne sera que lorsque nous serons le plus près du mur que la majorité de nos concitoyens verront le mur.
Désormais, dans la plupart de mes interventions, je parle certes de marketing, d’IA…
Je rappelle l’importance de la sobriété / frugalité, et de s’adapter aux changements à venir, avec plusieurs nuances par rapport au marketing durable “traditionnel”.
Tout d’abord, je ne pense pas que la RSE et une communication responsable suffisent. On ne voit que la partie émergée de l’iceberg. Il faut toucher au cœur de l’entreprise (business modèle, fonctionnement…). Le défi est là.
Cependant, ce message est actuellement peu ou pas audible de la part de la plupart des professionnels, et donc je ne peux malheureusement pas l’évoquer directement.
Sinon d’une part on est catalogué comme “décroissant” / “illuminé”, et on n’attire personne (c’est toujours plus audible de parler croissance que décroissance !). Rares sont les chefs d’entreprises ou marketeurs qui veulent entendre que dans les années à venir nous allons vers un monde en déconsommation.
Il y a vraiment un jeu d’équilibriste, et mon objectif est donc de faire prendre conscience des enjeux avec un premier niveau de message, et ouvrir petit à petit les consciences sur le sujet.
Pour finir, sur le marketing durable, le growth hacking est un des (nombreux) leviers, car cette philosophie implique de faire plus avec moins, c’est-à-dire réduire ses coûts, ses ressources, son temps… pour atteindre un même objectif (c’est la notion de scalabilité).
Selon toi, le growth hacking peut-il être éthique ? Quelle est ta vision ?
Tout dépend de ce que l’on appelle éthique.
Il y a l’éthique morale, et là, il y a plusieurs niveaux de Growth Hacking :
- Le white hat growth hacking, qui sont des astuces que tout le monde peut appliquer, par exemple, l’analyse via le framework AARRR (Acquérir, Activer, Rétention, Recommandation, Revenus).
- Le grey hat growth hacking, avec des techniques à la limite de la légalité, comme par exemple, automatiser des actions sur les réseaux sociaux alors que ce n’est pas autorisé….
- Le black hat growth hacking qui consiste à utiliser des techniques illégales comme spammer par email, créer un faux compte et le lier à une entreprise concurrente pour identifier ses abonnés à une page entreprise. Bien entendu, ces techniques sont à bannir.
Ensuite, il y a l’éthique écologique, c’est-à-dire restreindre son empreinte écologique, et c’est pour cela que je parle désormais De-Growth Hacking, afin d’intégrer la notion de responsabilité.
Ce “de” devant “Growth Hacking” permet d’intégrer de manière plus visible l’efficience et la durabilité, cela veut dire :
- Réduire les actions non indispensables comme ne pas publier sur des réseaux sociaux, des canaux… alors que cela n’apporte pas de trafic, faire moins de communications mais mieux…
- Choisir des solutions moins consommatrices d’énergie et de matières premières, par exemple ne pas utiliser l’IA à tort et à travers mais de manière responsable…
Cette dernière idée n’est pas facile à faire passer, en particulier avec l’IA.
En effet, nous ne payons pas le vrai coût des outils, ce qui fait que l’on l’utilise à tort et à travers (ex : générer une image par l’IA au lieu de prendre une banque d’image, traduire via l’IA au lieu d’utiliser Deepl, poser une question bête à l’IA au lieu d’utiliser Google…).
L’autre point concernant l’IA, c’est qu’elle cache les défis à venir comme un écran de fumée, or l’IA ne va pas régler le changement climatique, les problèmes d’eau et de pollution, de de matières premières… bien au contraire.
Là encore, il faut trouver le bon équilibre, et utiliser les technologies à bon escient, car le paradoxe actuel, c’est que si vous n’utilisez pas ces nouvelles technologies, vous risquez d’être dépassé.
Je le vois tous les jours, si tu n’utilises pas l’IA (ex: brainstorming de noms, pitch…), tu vas être dépassé par d’autres personnes et entreprises qui l’utilisent.
Dans mon livre, j’explique ainsi que nous devons agir à deux niveaux :
- Dans nos entreprises, pour agir sur leur activité (ex : intégrer la RSE, adapter ses produits aux nouvelles tendances, améliorer la résilience…).
- A titre personnel pour influencer le marché (ex : manger moins de viande, acheter bio, réduire la consommation non indispensable…).
Quelles pratiques conseilles-tu pour rendre ces techniques plus responsables ?
Par essence, le growth hacking cherche à réduire les ressources mises en œuvre, avec des outils plus simples, plus agiles, de l’automatisation…
C’est la fameuse notion de scalabilité, qui consiste à ne pas consommer plus de ressources malgré la croissance de son activité.
Voici un exemple avec le Service Client de TrainLine qui maintient le nombre de tickets traités grâce à une amélioration de la qualité des produits, à l’optimisation des process…
Le growth hacking insiste sur l’utilisation réduite des ressources.
Ensuite, l’analyse AARRR (Acquérir, Activer, Rétention, Recommandation, Revenus) permet d’identifier dans son cycle des ventes comment améliorer les process et augmenter ses marges :
C’est aussi écouter ses clients, et être en phase avec son marché, sachant que par essence, un bon growth hacker va choisir un positionnement sur la valeur (plus respectueux de la nature), et pas sur le low cost qui est une course sans fin vers le prix.
Au niveau de la communication, c’est choisir ses combats.
Par exemple, choisir deux ou trois canaux de diffusion en mode offensif afin d’atteindre le seuil de visibilité minimum. Moi, c’est par exemple Linkedin et mon Blog.
Et pour tous les autres canaux, avoir une présence défensive, c’est-à-dire plus réduite (ex : republier des contenus), car on n’arrivera jamais à atteindre la masse critique de sa communauté ni de visibilité.
Ainsi j’ai depuis longtemps renoncé à être visible sur Instagram, X-Twitter, Threads…
Parle-nous un peu de tes projets pour 2025 !
En 2025, je devrais sortir un nouveau livre sur le marketing, qui expliquera que nous arrivons dans un monde de plus en plus incertain, et qu’il faudra revoir radicalement notre manière de penser et de faire du marketing.
Il faudra naviguer à vue, être agile, et anticiper les bouleversements à venir.
Sinon, je vais continuer à parler Growth Hacking, car l’environnement économique est en plein bouleversement avec le ralentissement économique et l’IA qui change notre manière de travailler.
Dans le futur, je pense que le COVID sera identifié comme le point de bascule entre le monde de la consommation de masse et le monde d’après.
Vous vous posez des questions sur la cohérence des techniques de webmarketing avec vos valeurs ? N’hésitez pas à nous contacter pour en parler !